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Francophonie au Liban

L’édition francophone: Le blues de mon libraire

Du 22 au 30 juin 2002, se tient au CCF la braderie annuelle du livre: l’occasion pour les lecteurs de faire de bonnes affaires… et pour les libraires de vendre des stocks de plus en plus lourds à gérer. Radiographie d’un métier en crise.

La crise du livre francophone au LibanDepuis quelque temps, Wadih Audi ne décolère pas. Ce «petit» libraire est un passionné. De toute évidence, il aime les livres, tient une rubrique littéraire dans un journal associatif, invite chaque année au salon «Lire en français» des auteurs méconnus pour qui il a eu un coup de cœur… bref, travaille pour défendre les livres, pas seulement pour les vendre. Pourtant, ce n’est qu’au prix de maints compromis qu’il maintient à flots son petit magasin face aux grandes enseignes: il a d’abord fallu restructurer pour donner plus d’importance au rayon presse et papeterie, faire de la pub… Aussi enrage-t-il lorsqu’il lit dans un journal local qu’on signe l’arrêt de mort du livre au nom d’un désamour ou d’une «dé-lecture.» Le livre français au Liban est-il condamné? Magazine a rencontré ceux qui pratiquent ce qu’on appelle désormais les «métiers du livre» ­ libraires, bibliothécaires, éditeurs ou importateurs ­ pour mesurer les effets de la crise sur un secteur dont l’avenir économique concerne quiconque, au Liban, se préoccupe d’éducation, de culture et de francophonie.
Premier problème: la gestion des stocks et le coût du transport. Chaque automne, l’édition française met sur le marché un nombre de nouveautés plus important que l’année précédente: c’est l’inflation. Du coup, la durée de vie d’une nouveauté est de plus en plus courte et le libraire doit réagir vite pour suivre des effets de mode de plus en plus volatils. Pas facile lorsque 10%, au moins, du prix de vente final part dans le transport. «Pour faire face, les libraires français ont des facilités dont nous ne profitons pas: ils sont livrés au magasin, payent 90 jours après et peuvent retourner à tout moment les invendus, sans frais. Mais les éditeurs français, peu tournés vers l’export, ne nous accordent pas de telles facilités; tout au plus avons-nous une aide du ministère français de la Culture, de l’ordre de 20% du prix du transport, mais ce n’est pas significatif», explique Emile Khoury, chef du rayon librairie du Virgin Megastore. Résultat, malgré les mesures incitatives ­ dont fait partie la braderie, puisqu’elle permet d’écouler les invendus en fin d’année ­, les libraires prennent de moins en moins de risques et commandent par petites quantités, en privilégiant les ouvrages les plus médiatisés. Aussi n’est-il pas rare de voir très vite un livre à succès épuisé dans la plupart des librairies de Beyrouth. Le faible taux de retour des livres importés au Liban n’est donc pas un indicateur positif, selon Emile Khoury.

Plusieurs difficultés

Second problème: le prix du livre. Même si le livre est sur la liste des produits exemptés de la TVA, les libraires sont touchés de plein fouet par la baisse du pouvoir d’achat de leurs clients traditionnels. «A une époque, nous vendions beaucoup de livres à prix réduits, édités et imprimés dans la région, mais aujourd’hui, bien plus encore, beaucoup de Libanais considèrent l’achat d’une nouveauté comme un luxe exceptionnel», rappelle Maroun Nehmé, de la Librairie orientale. Les livres sont-ils trop chers? Les libraires rétorquent qu’ils appliquent une «tabelle» minimale: à titre de comparaison, le prix du livre français, affiché de façon légale au dos du livre, est multiplié par 1,10 au Liban (+10%), alors que les Belges et les Suisses le majorent de 20 et 30%… Autre facteur de changement: l’arrivée sur le marché local de grandes surfaces dédiées au livre va-t-elle faire chuter les prix? Ce n’est pas encore le cas, bien que le «prix fixe du livre», mesure prise en France pour défendre les petits libraires contre les grandes enseignes, n’ait pas encore été adopté au Liban. Seuls existent des accords syndicaux limitant les remises faites aux institutions (écoles, universités…) mais aucune mesure légale ne garantit leur application. Troisième problème: le manque de curiosité et l’absence de «prescripteurs» locaux. Beaucoup de libraires se plaignent du manque d’intérêt de leurs clients pour tout ce qui ressemble à une lecture difficile, du manque d’attrait pour le livre lui-même. «Aujourd’hui, pour vendre un livre, il faudrait le mettre à la sauce gadget ou à la sauce narghileh!», s’indigne Maroun Nehmé. Une exaspération qui trahit en réalité une crise de la librairie traditionnelle: «Les clients attendent des lieux plus agréables et aérés, dans lesquels ils auraient l’anonymat», ajoute-t-il. Surtout, les ventes révèlent une vraie crise de ce que M. Nehmé appelle «la lecture libre», c’est-à-dire la lecture-évasion, en dehors de toute contrainte scolaire ou professionnelle. Pour les guider vers des lectures plus exigeantes, les lecteurs libanais manquent peut-être de critiques littéraires, de «prescripteurs» locaux, dont l’avis favorable suffirait à assurer le succès d’une nouveauté. En bref, il manquerait dans ce pays quelqu’un comme Bernard Pivot! «A l’étranger, pas un journal qui ne dispose d’un supplément réservé aux livres; pas une radio, pas une télé, qui n’ait son émission littéraire, même tardive… Est-ce le cas chez nous?», s’insurge Wadih Audi. Et si on leur rétorque qu’il est toujours possible de suivre ces émissions grâce au satellite, les libraires renvoient toujours au problème du délai de livraison: trois semaines à un mois, en comptant les formalités légales, davantage s’il faut traiter avec un petit éditeur! Or le désir des lecteurs est immédiat, et s’ils ne trouvent pas le livre recherché le lendemain de l’émission télé, ils ne l’achèteront jamais.

Des stratégies variables

Face à de tels problèmes, les grandes enseignes du livre, et les moins grandes, ont opté pour des stratégies différentes. Certaines librairies, parmi les mieux implantées, ont privilégié le livre scolaire: un secteur qui ne risque pas de se tarir et qui devient d’autant plus juteux avec le renouvellement des programmes scolaires libanais. Les petits libraires, qu’ils s’improvisent eux-mêmes importateurs pour augmenter leur marge ou qu’ils recourent aux services d’une société importatrice, sont les premiers à être touchés par la crise. Après quelques années d’enthousiasme, de 1990 à 1996, certains ont dû fermer ou se reconvertir. C’est le cas de Nadim Tarazi, dont la librairie spécialisée de sciences humaines et de bande dessinée attirait naguère de nombreux universitaires: sa librairie fermée, il a fondé avec son complice Michel Choueiri la Maison du livre (voir encadré). Malgré la crise actuelle du livre, qu’il met surtout sur le compte des difficultés économiques que traverse le pays, il reste convaincu des atouts qu’ont pour eux les petits libraires: le conseil et le service personnalisé. Il n’est pas le seul à vouloir espérer. Cécile Robert, responsable du livre au CCF, évoque les chiffres de fréquentation de la médiathèque française, rue de Damas: parmi les 200 lecteurs qui se déplacent chaque jour, elle voit surtout passer des enfants, des scolaires et les étudiants des cours de langue. On citera aussi les 100000 visiteurs du salon «Lire en français», dont la prochaine édition, au centre-ville, pourrait attirer un public moins traditionnellement acquis au livre francophone. On relèvera cependant que ces initiatives, pour encourageantes qu’elles soient, relèvent invariablement d’une aide non gouvernementale.

La Maison du livre

A l’origine de la Maison du livre, créée il y a peu, on trouve une fois de plus une initiative privée. Soutenue par l’Université Saint-Joseph et l’Agence de la francophonie, celle-ci doit son existence à l’idée originale de deux libraires, Nadim Tarazi et Michel Choueiri: créer au Liban une institution de soutien au livre francophone. Officiellement, l’objectif est triple: «faire circuler l’information concernant le livre»; «encourager la diversification de l’offre»; «sensibiliser le public à la qualité et à la variété» du livre en français. La Maison du livre propose aux librairies des stages de formation continue: gestion des stocks, mise en espace et présentation du livre sont à l’ordre du jour de ces sessions. Mais l’objectif est de créer, en partenariat avec l’USJ et des universités françaises, un diplôme universitaire (DU) des métiers du livre. Autre projet d’envergure: constituer à l’intention des pays francophones du Sud (Afrique, Moyen-Orient…) une base de données en réseau telle que celle qu’utilisent les libraires français (Electre). A l’heure actuelle, en effet, il est impossible, en l’absence d’une bibliothèque nationale et d’un véritable dépôt légal, de recenser tous les livres francophones publiés au Liban.

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